La KILBI !
(photo : Medhi Benkler, 2015)
Pour Duex !
« Un peu de ce que nous avons été et surtout de ce que nous devons être gît obstinément dans les pierres, les plantes, les animaux, les paysages et les bois. »
Antonin Artaud – Messages révolutionnaires
« Le Jeu des Perles de Verre se pratique donc avec toute la substance et toutes les valeurs de notre culture, il joue avec elles (…) Ce que l’humanité a produit au cours de ses ères créatrices dans le domaine de la connaissance, des grandes idées et oeuvres d’art, ce que les périodes de spéculation érudite qui suivirent ont ramené à des concepts et transformé en patrimoine intellectuel, le joueur de Perles de verre en joue comme l’organiste de ses orgues, mais les siennes sont d’une perfection presque inconcevable; Leurs claviers et leurs pédales explorent le cosmos spirituel tout entier, leur registre sont pour ainsi dire sans nombre et théoriquement cet instrument permettrait de reproduire dans son jeu tout le contenu spirituel de l’univers. »
Hermann Hesse - Le Jeu des Perles de Verre
- Tu sais c’est un peu comme ce délire sur la treizième note ?
- Comment ça ? Ce foutu parfum ? Qu’est-ce que Süskind vient foutre là-dedans ?
- Oui « Le parfum », enfin pas le livre, peu importe… je l’ai même pas lu…y’à les jazzmen aussi… non pas le livre en soi, mais cette idée sur l’équilibre parfait.
- Pourquoi la perfection serait un équilibre ?… ça colle pas… c’est un peu comme dire…j’en sais rien en fait… parfait; c’est pas plutôt, genre..euh… impossible, excessif, irrationnel ?
- Regarde-nous, regarde-les… tu vois quelqu’un qui est en équilibre ici ?… et pourtant c’est pas loin d’être parfait… tu vois ? La note ultime ! Le trip total…
- Trip total, note ultime…c’est des théories de hippies… ouais… l’équilibre… t’as vu comme on a picolé?…
- non c’est pas la picole… pas que… c’est l’oreille interne… elle a été trop… proche… euh… du vide;… tu vois ?
Pourtant il était autant excessif qu’irrationnel leur trip total. Pourtant elle était autant colorée qu’harmonieuse leur note ultime. Rien n’était impossible. Tout semblait s’être matérialisé. Leur dialogue était décousu. La cohérence de leur discours était évidemment diluée par l’alcool. Mais c’était surtout cette parenthèse temporelle et spatiale imposée par la nuit pas tout à fait consumée comme par le jour pas tout fait configuré qui rendait les mots de leur conversation si éloignés de leur sens… ce n’était déjà plus des mots, ce n’était pas encore des images… c’était la dislocation fragmentée du réel, la jovialité ambiante, l’attraction gravitationnelle d’une terre plus fertile qu’ailleurs… c’était la conséquence d’une oreille interne emplis de sons inconnus auparavant… c’était un déséquilibre parfait… réel et symbolique, physique et auditif…
Ici, la rencontre entre le son et le sol envoie les corps valser dans des paysages inconnus… des contrées nouvelles ou très vieilles qu’il s’agit d’arpenter, de découvrir… il s’agit de se laisser guider, enivrer, choquer, envoûter… comme si on regardait les volutes épaisses d’une fumée bleutée, dansant en silence, dessinant des cercles magiques autour des gens, des choses et dans l’espace… la danse redevient un mouvement pur, un flux céleste… les corps flottent, se disloquent, mutent, se reconfigurent… ils deviennent autre chose… ils sont les récepteurs de l’énergie cumulée du sol et du son… et d’un coup, pour un instant, pour quelques jours, pour un concert, le monde leur paraît enfin possible.
- Comment ça l’oreille interne… comment ça… trop… proche du vide;… ?
- Tout !, tout le système auditif, toute cette foutue trompe d’Eustache… tout ce merdier de colchée…
- de quoi ? c’est six heures du mat’, il fait jour ou plus vraiment nuit… tu me parle de quoi ?
- Euh… de colchée, ! …je te parle de comment on entend… de tous ces concerts, toutes ces décibels, toutes ces textures… justement… les mots… j’aime pas les mots, j’ai toujours eu un problème avec.
- Pourquoi tu as peint « No Reason To Complain » sur ton perfecto alors ? T’aime bien peindre des mots non ?
- Non plus, pas vraiment… mais un mot peint c’est presque une image… et une image c’est presque un son… et un son, c’est pas loin d’être de la musique…
- t’es vraiment une hippie…
Ils étaient nulle part, ils étaient ailleurs, ils étaient ensemble… si cet endroit existe réellement, ils n’ont aucun moyen de prouver son existence une fois l’avoir quitté, comme disait un vieux philosophe illuminé… pourtant les décibels produites, les sons juxtaposés, les concerts évaporés sont maintenant profondément incrustés dans leur mémoire auditive… car la musique est cellulaire, car chaque chanson est un rappel sensoriel inscrits quelque part… car la musique est l’origine chimique du monde…. C’était donc ça cette note ultime, ce trip total ; un mélange subtil des éléments ! Un déséquilibre parfait ! C’était La Kilbi !
Comme Albert Hofmann avant lui, Daniel Fontana expérimente dans son laboratoire des mélanges ioniques et atomiques inédits, générant une sorte de LSD sonore… Comme pour le savant bâlois avant lui, les découvertes de Duex se répercutent dans le monde entier. D’un usage expérimental destiné à éveiller les consciences de certains initiés, leurs drogues de synthèse oscillent à travers l’espace et le temps, réveillent les âmes, ouvrent les esprits et reconnectent les corps avec le son et le sol. Car cette note ultime, ce trip total, ces nouvelles drogues ne sont pas des molécules isolées et flottantes dans le néant… mais une réorganisation permanente du tableau périodique. Et parfois la composition désarçonne, parfois les élément s’entrechoquent.
L’énergie cumulée par ce mélange entre une sagesse consciente de l’histoire et du cosmos, un savoir immense, une humanité profonde et un goût prononcé pour la découverte fait que Duex ressemble un peu à ce Maître de la Musique dans « Le Jeu des Perles de Verre » d’Hermann Hesse. Comme des sages, ils savent mais n’imposent rien, ils proposent, ils offrent, ils composent. Et comme dans un livre d’Hermann Hesse, il y a quelque chose d’initiatique dans une Kilbi. La première fois est une sorte de rite de passage, comme si on redécouvrait cette musique tant aimée… Peut-être cela nécessite un désir d’ouverture, une attirance pour l’inconnu… peut-être qu’un fan de pop radiophonique se sentirait comme un anthropologue du début du XXème siècle, découvrant une population ayant des codes, un idiome et des habitudes détachés du connu… Pourtant chaque passage au Bad Bonn, chaque Kilbi est comme une phase d’éveil nouvelle… Sortir de la gare, se diriger vers la sortie du village, plus loin que la zone industrielle, longer cette route devenant de plus en plus étroite, entourées de champs d’asperges et de blé, s’enfonçant dans la campagne fribourgeoise. Et puis soudain, on y arrive ; une petite maison à l’orée de la forêt millénaire… le Bad Bonn ! Une sensation agréable s’installe directement… est-ce lié à la force magnétique du sol, aux bains thermaux qui étaient ici à l’époque ou au fait qu’on ressent l’impression d’arriver chez Duex, qu’il va nous faire découvrir sa discothèque alors qu’on se demande ce qu’il a bien pu préparer à manger et quel alcool va accompagner le repas ? Un mélange des trois certainement… Cet endroit semble détaché du temps et totalement incrusté dans l’instant…
On vient ici pour ce que les humains savent faire de mieux ; jouer, écouter et partager de la musique… c’est Euterpe qui gère… et Dionysos n’est jamais bien loin… c’est la force concentrique des éléments qui rend ce festival et cet endroit si unique ; son humanité profonde, son panel de couleurs inconnues qu’il nous propose de découvrir, sa jovialité ambiante, et son cadre sorti d’une peinture du romantisme allemand… l’oscillation entre le très ancien et l’inconnu à venir n’a jamais été aussi palpable… l’avenir est encore et toujours ce fossile que l’on a pas encore déterré…
Ils étaient nulle part, ils étaient ailleurs, ils étaient ensemble… c’était un déséquilibre parfait ! C’était La Kilbi !
- c’est l’oreille interne… elle a été trop… proche… euh… du vide;… tu vois ?
Dejan Gacond, La Chaux-de-Fonds, 11-13 juin 2016
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