vendredi 9 août 2024

Rite de passage - hommage Plage des Six Pompe

 

Rite de passage 


« Le monde, en vérité, est une cérémonie »

Erving Goffman – La mise en scène de la vie quotidienne


Un soir d’été… il y a bien longtemps. Août 2006. Une éternité. Souvenirs imprécis. Mémoire diffuse. Pourtant une impression persiste. Elle s’esquisse entre les corps qu’elle enveloppe. Un nuage de fumée ondulant dans la foule, figeant dans son épaisseur fugace les songes des rites anciens… Tout autour ; des bruits, des gens, du mouvement… Les lumières scintillent comme les yeux des enfants, éclatent comme les rires des adultes… Dans mon souvenir, tout vacille… pourtant il y a cette histoire de rites anciens… pourtant il y a cette fumée… quand le son était un signe, quand la musique était communication, quand les histoires se transmettaient oralement… s’évader ensemble ; pour un instant !  

Organisation spatiale réinventée, société éphémère, songe drolatique postmoderne… qu’en penses-tu Erving fucking Goffman ?... Les coulisses aussi sont dans la rue non ? Les acteurs doutent de la réalité du public… tu trouves pas Erving ? Tu dis que c’est l’inverse ? J’en sais rien man… mais ça me donne envie d’écrire tout ce merdier… Ecrire tu sais ? Pas penser ! Des mots qui suintent, qui sentent, qui bougent, qui suppurent, qui explosent, qui dérivent, qui se disloquent… des mots qui s’approchent de ce qu’ils désignent… Du putain de mouvement Erving… Regarde autour de nous… tout s’écoule, tout se disloque… on est juste du son… on presque de la musique… et les histoires ?... elles se transmettent à nouveau oralement !

Au final c’était l’histoire d’un rêve, c’était la nécessité d’une envie…  un festival de théâtre de rue à La Chaux-de-Fonds…. Drôle d’idée, drôle d’envie, drôle de nécessité…. C’était une folie consciente ou une inconscience démente… et pourtant, en cette belle soirée d’août 2006, le festival célèbre sa 13ème édition… comme la note ultime, comme la combinaison moléculaire absolue… 

Dejan Gacond le 05 août 2018

mardi 6 août 2024

Nous sommes dans un café-bouquinerie



Nous sommes dans un café-bouquinerie



Nous sommes dans un café-bouquinerie de seconde main à La Chaux-de-Fonds, l’intense lumière hivernale éclaire la librairie avec tendresse, comme la douceur inhabituelle de ce début d’année 2020 étonne par sa bienveillance trompeuse. Une dizaine de personnes s’apprêtent à écouter la comédienne Dominique Bourquin lire un extrait du dernier livre de Stefan Zweig ; Le Monde d’hier. Le retour des lectures dans cet espace est réjouissant. Une habituée se souvient du passage de Lydia Lunch ici-même en décembre 2017 alors qu’un monsieur évoque des vernissages de livres et des lectures autour d’Antonin Artaud. L’endroit s’appelait encore L’Entre-Deux et ne fonctionnait pas encore de façon associative. La nouvelle structure qui s’occupe des lieux se nomme La Société de Consommation et propose de nombreux concerts et rencontres dont ce cycle de douze lectures par Dominique Bourquin. Peu importe le nom de l’enseigne, cet endroit revitalise et réactive le fourmillement culturel de La Chaux-de-Fonds et agit comme une bulle de partage pour ses habitants.

 

Le dernier livre du grand auteur autrichien Stefan Zweig est une sorte de regard lucide et mélancolique sur les bouleversements successifs vécus par l’Europe à partir de la fin du XIXème jusqu’au suicide de Zweig en 1942. De l’éveil intellectuel de sa jeunesse viennoise au traumatisme fatal de la deuxième guerre mondiale, l’auteur mêle expérience personnelle et analyse socio-historique tout au long de ce fascinant ouvrage. Un texte qui parcourt un pan essentiel de l’histoire contemporaine afin de comprendre la folie dans laquelle notre monde a sombré. Il ne se remettra jamais de l’incapacité européenne à trouver une stabilité, ni de l’ambivalence inhérente à ce continent capable des contradictions les plus improbables. La dernière partie du Monde d’hier s’intitule l’agonie de la paix où s’entrecroisent le destin tragique d’une humanité trahie et le refus de Zweig à supporter cette chute. Il rédige ce livre au Brésil en 1941 alors que leur suicide commun avec sa femme est déjà planifié. Deux guerres, la montée des nationalismes et un exil forcé dès 1934 ont fini par anéantir la clairvoyance d’un des plus grands esprits européens. Tout au long de ce dernier chef d’œuvre, on sent la douleur aiguë de l’utopie brisée, de l’espoir réduit en bouillie par la folie guerrière des hommes. L’amertume salée des larmes devant la folle course d’une société envers la destruction de ses principes. Paradoxalement, ce livre restitue aussi l’exaltation perpétuelle de son auteur pour la création artistique, sa nécessité absolue dans toute organisation sociale comme l’acte lui-même ; de création et de réception… ce dialogue magique entre les œuvres et les gens… ces instants qui font du monde un endroit où vivre ! Ni un essai, ni un roman historique, ni une autobiographie ou un témoignage, Le Monde d’Hierest un de ces livres qui échappent à toute catégorisation pour mieux osciller entre les genres… les mélangeant tous ; les magnifiant tous ! Comme si le dernier ouvrage de Stefan Zweig était la réponse possible d’unification à ces nations s’entre-déchirant… L’auteur d’Amok ou du Joueur d’échec était un lecteur attentif de Nietzsche, sur lequel il a écrit un magnifique essai d’ailleurs… lire Le Monde d’Hier aujourd’hui pourrait consister à mieux regarder en arrière pour faire une esquisse de ce pourrait nous attendre… sans jamais oublier que notre utopie n’est pas encore brisée et qu’elle pourrait ne pas l’être… on peut en tout cas construire des monde possibles où la matérialiser… 

 

Début 2020, c’est comme ça que l’on a envie d’imaginer ces pensées… Pourtant à mesure que Dominique Bourquin lit ce texte si puissant, une impression particulière nous envahit. Au début du XXème siècle, un vent d’espoir souffle dans des sociétés européennes enfin rassérénées par des décennies de paix. Le progrès, les inventions, les voyages, la science, chaque domaine apporte son lot de promesses, de fascination et de puissance. « Le monde n’était pas simplement devenu plus beau, il était devenu plus libre. »[1] s’extasie même Zweig en se remémorant les années ayant précédé la première guerre mondiale. Les femmes et les hommes partagent les mêmes piscines, font du vélo ensemble, les frontières semblent s’évanouir grâce aux zeppelins et autres engins les survolant. Un monde presque oisif et insouciant qui n’a pas vu ou pas voulu voir l’épaisseur ténébreuse des nuages coagulant dans un ciel bientôt menaçant. 

 

« Partout, le sang montait à la tête congestionné des Etats. Partout, la fructueuse volonté de consolidation intérieure se mit à développer en même temps, comme une infection bacillaire, une frénésie d’expansion. 

(…)

Certes, nous n’avons pas considéré avec assez de méfiance les signes avant-coureurs que nous avions sous les yeux, mais n’est-ce pas l’esprit d’une jeunesse que de se montrer crédule au lieu de se méfier ? Nous faisions confiance à Jaurès, à l’Internationale socialiste, nous croyions que les cheminots préféreraient faire sauter les voies plutôt que de laisser embarquer pour le front leurs camarades comme de la chair à canon, (…)

Notre idéalisme commun, notre optimisme déterminé par le progrès nous fit sous-estimer et mépriser le danger commun.»

 

Stefan Zweig – Le monde d’hier

 

En ce début d’année 2020 dans cette bouquinerie, la même insouciance ou les mêmes espoirs errent dans notre monde. On découvre avec amusement que le premier traducteur du livre que Dominique Bourquin vient de lire est Jean-Paul Zimmerman, un écrivain de La Chaux-de-Fonds.  Si le XXIème siècle a démarré d’une façon bien balbutiante, paranoïaque et étouffante, de nombreux signaux encourageants laissent présager à ce siècle de d’affronter l’âge adulte avec la conscience des défis qui s’imposent. Le climat et ses enjeux deviennent gentiment un sujet primordial, un mouvement féministe mondialisé réclame une égalité non négociable, les jeunes se mobilisent pour de nombreuses causes… Du Chili au Liban, de la France à la Bolivie en passant par Hong Kong, l’Irak, la Thaïlande, les Etats-Unis ou l’Algérie des mouvements populaires se dressent à nouveau contre les pouvoirs dominants. Avec force et détermination, mais avec intelligence et constance. Les rassemblements massifs pour le climat ou la marée violette du 14 juin 2019 resteront gravés sur nos rétines pour l’éternité. On commence Presque à entrevoir un monde possible… et on se dit que en plus 2020, c’est joli graphiquement, symboliquement, tout ça… ouais… ce n’est qu’après cette mise en route bancale du XXIe siècle, qu’un rêve autant fou qu’insensé a commencé à nous habiter. Faut dire qu’avec le 11 septembre, la guerre contre le terrorisme et la propagande antimusulmane qui en a découlée, tout cela a bien mal commencé. On a carrément commencé à avoir les boules quand ils ont buté Ben Laden et Kadafi. Comme si leur propagande avait fonctionné. La surinformation, le nouveau contrôle des corps et de leurs habitudes par la technologie, les dérives des systèmes financiers, la crise économique, les populismes nouveaux, les cinglés notoires au pouvoir et les guerres autant éclatées que permanentes, autant ignorées que terrifiantes. Le monde n’est pas idéal, mais l’-a-il été un jour ? Cependant ces prises de conscience récentes, les soulèvements des jeunes, des femmes, des ouvriers, des retraités, des étudiants ont contribué à redonner de la force et de l’énergie à notre rêve… fut-il absurde !

 

À mesure que Dominique Bourquin lit les pages de l’écrivain autrichien, une sensation tenace s’empare de nos plexus… un silence particulier, un silence au vide rempli de larmes nous envahit à la fin de la lecture… car à l’ombre de nos lueurs d’espoir, et malgré les élans de changements qui nous imprègnent d’optimisme, les monstres rôdent… On connaît maintenant le bruit de ce silence, sa tonalité précise… l’infection bacillaire que Zweig évoque n’est pas celle du nationalisme… pas dans un premier temps en tout cas… Si on était croyant, peut-être que cette étrange épidémie ravageant la province du Hubaie en Chine, les feux de forêts pharaoniques en Australie ou les milliards de grillons détruisant massivement les cultures africaines nous auraient mis sur la piste. Peut-être que l’on aurait prié… Mais on est tout sauf croyant. Alors on se dit juste que nos sociétés occidentales ne sont pas prêtes à vivre un changement brutal... 

 

2020



[1] Stefan Zweig – « Le Monde d’hier » - Editions Gallimard, 2013 – (p. 

samedi 3 août 2024

Souvenirs errants d’un Kapharneum Komplex…


Souvenirs errants d’un Kapharneum Komplex…


(photo : Brigou, 2013)


La Tchaux is burning !... L’épaisseur rougeâtre des fumigènes, l’odeur insoutenable de pneus se consumant, des slogans scandés au mégaphone… En face de la mythique fontaine des Six-Pompes, un groupe de femmes et d’hommes encagoulés, vêtus en noir et portant d’épaisses lunettes de protection se dissimulent derrière leur barrière de feu… Trois lettres pourtant se détachent de la frénésie ambiante ; Z….A….D…. ZAD….. ZAD… trois lettres pourfendant le rideau de fumée… trois lettres projetées momentanément sur les surfaces qu’elles trouvent… Soudain tout disparaît, les femmes, les hommes, le bruit qu’ils génèrent… La ville retrouve son apparence habituelle, mais ses maisons tremblotent, ses habitants titubent, ses rues toussotent, ses trottoirs claudiquent… chacune, chacun tentant d’appréhender à sa manière le Karphaneum Komplex l’ayant traversé par son intensité éphémère…

 

Aucune idée précise de comment cela a commencé… Ok, c’était à La Chaux-de-Fonds, c’était pendant La Plage des Six-Pompes… ces deux informations n’amenant pas forcément une perception réaliste au souvenir, il faudra se contenter de sensations éparses et fragmentés… Au début on croyait être un public, une sorte de foule attendant pour un spectacle de rue… Pourtant nous étions les manifestants du vide… 

 

Assez rapidement, certains individus se démarquent des autres. Ils se déplacent avec une fluidité étonnante dans la foule. Ils évoluent par grappes coordonnées. L’un deux attirant le regard des gens pendant qu’un autre collent une affiche sur un mur… Soudain ; du son, du bruit, des projections contre les façades, de la peinture se fracassant contre des rideaux… Les tracts parlent du rôle de l’argent, de la force ouvrière… de la conscience ou de l’inconscience du groupe…Ils traînent des poubelles, ils les entassent…  La foule semblent trop compacte, inamovible… Ils la fragmentent… 

Les petits groupes sont plus efficaces. Ils se déplacent plus rapidement. Une guerilla urbaine. Tout semble si chaotique. Tout est si organisé. Les slogans heurtent la conscience. La révolte est cyclique, comme les dérives du progrès qui la génèrent. C’est ainsi que les groupuscules se rassemblent pour un instant flottant autour des souvenirs du pire. L’horreur de l’esclavage, de la colonisation, de l’exploitation, de la domination. 

 

Comme si l’Histoire ne devait jamais se dissoudre dans la folie du présent… Comme si la liberté et l’utopie étaient des éternelles Zone À Défendre…

 

2018