Réflexions sur la musique alternative à La Chaux-de-Fonds :
(Kit Brown, 2017)
Il venait d’où ce besoin de repousser l’infini, d’explorer des espaces inconnus, de dépasser les limites, de flirter avec le vide ? C’était dû à quoi ? L’isolement relatif de la ville, son altitude plutôt élevée, la rudesse de ses hivers, la solidarité de ses habitants, la particularité du plan urbanistique, son histoire politique intrinsèquement liée à l’histoire de la gauche ? Comment tout cela a commencé ? Au-milieu du XVIIème siècle, les terres étaient peu fertiles, marécageuses, les collines recouvertes d’une épaisse forêt et pourtant des colons ont trouvé la bonne idée de s’installer par ici, s’affranchissant du seigneur local par la même occasion… De nos jours comme à cette époque, une sorte de vent revendicateur souffle dans les montagnes neuchâteloise et jurassiennes… tout comme flotte une certaine idée de la robustesse, face à la violence des époques et contre l’imprévus des éléments. Ainsi cette ville sera entièrement détruite par un incendie en 1795, puis reconstruite en 1797 avec moins de bois et surtout selon son célèbre plan en damier, une particularité urbanistique grâce à laquelle La Chaux-de-Fonds sera nommée au patrimoine mondial de l’UNESCO…
La Chaux-de-Fonds c’est presque un pays, un état d’esprit ou peut-être un…son ! Comment une ville peut devenir une musique ? Les villes ont toutes des bruits, des odeurs, des couleurs qui leur sont propres, mais pourquoi celle-là et pourquoi aujourd’hui ?
Sans rentrer dans l’histoire exacte de cette ville, la Chaux-de-Fonds a depuis toujours attitrés les marginaux, les rebelles, les fous, les artistes, les indésirables, les apatrides ou autres renégats. Anarchistes, mennonites, huguenots, anabaptistes, communistes, psychotiques, artistes, lunatiques… peu importe la communauté à laquelle ils appartenaient, originellement, une sorte de pulsion les a attirés ici ; des familles, des individus, des communautés qui se sentaient rejetées ailleurs… Mais il fallait être tenace, il fallait se protéger du froid, occuper les longs hivers, ne pas sombrer dans l’alcoolisme… il s’agissait de lutter, d’avoir des repères et des espaces où s’évaporer. C’est alors qu’ils ont découpé le temps, qu’ils ont construits des objets permettant de le mesurer différemment, plus précisément, plus logiquement, plus minutieusement… c’est alors que des gens partaient en calèches pour livrer des horloges aux rois de France… c’est alors qu’ils sont devenus des as de la mécanique, de l’urbanisme, de l’ébénisterie… c’est alors qu’ils sont devenus musiciens, peintres, sculpteurs, philosophes, théoriciens politiques, couturiers… C’est ainsi qu’ils s’échappaient… c’est ainsi qu’il se fixaient des repères…
L’horlogerie comme la culture sont très vite devenus des domaines qui faisaient rayonner la ville hors de son isolement rectangulaire… Nombreux sont les écrivains qui mentionnent la région, les théoriciens politiques qui la citent en exemple, les peintres qui sont inspirés par la lumières et la nature environnante… Bakounine, Lénine, Proudhon vont venir faire des conférences, Karl Marx y consacre quelques paragraphes dans « Le Capital »… C’est dans ce contexte mouvementé de la fin du XIXème que La Chaux-de-Fonds voit naître à quelques années d’intervalles trois figures majeures du siècle à venir, chacune dans leur domaine : Blaise Cendrars, Le Corbusier et Louis Chevrolet… si ils s’en iront tous assez rapidement, leur apport symbolique et réel est indéniable, tant pour la ville que pour les générations à venir…
C’est plus ou moins ce contexte culturello-historico-sociologique qui peut en partie expliquer la richesse culturelle contemporaine de la ville et le besoin général de ses habitants de « faire quelque chose »… peu importe comment, mais en ayant l’énergie… en se donnant les moyens… en étant inventifs… Le TPR (théâtre populaire romand) va entre autre se faire une réputation avec ses spectacles itinérants dans tout le canton et particulièrement dans les villages reculés tout en ayant une programmation exigeante reconnue bien au-delà des frontière helvétiques. Il en va de même pour centre culturel de l’ABC qui célèbre son cinquantième anniversaire cette année, une sorte de havre de culture, de partage, de rencontres, de découvertes cinématographiques, musicales et théâtrales… Considérant la petite taille de la ville, il est très étonnant d’y trouver un conservatoire de musique classique, une salle de musique mondialement connue pour son acoustique, uns des plus plus beaux théâtre néo-baroque italiens en Europe, un musée des beaux-arts, le Club 44, un haut lieu de conférence qui a par exemple vu dans ses murs Jean-Paul Sartre, Blaise Cendrars, et plus récemment le centre d'art contemporain Quartier Général… D’ailleurs la construction du théâtre italien de l’Heure Bleue a été terminée en 1837, soit 50 ans avant l’arrivée de l’eau courante et cela pourrait expliquer ce besoin de culture comme nécessité vitale dans cette ville…
C’est cet héritage culturel, social et historique, ce mélange entre une idée de la culture profondément établie, les institutions culturelles en place et la nécessité individuelle et collective de découvertes et d’expériences nouvelles. C’est plusieurs générations d’objecteurs de consciences, d’ouvriers, d’artistes fauchés, d’alcooliques invétérés, d’enragés politiques qui va faire perdurer ce besoin d’indépendance flottant par ici, c’est la silhouette de Markus JuraSuisse, une sorte de « clochard céleste » irrévérencieux, de Beckett post-moderne errant dans les rues chaux-de-fonnière depuis une quarantaine d’années comme un Diogène éternel, comme un symbole de la révolte… C’est aussi le XXème, ses guerres terrifiantes, ses espoirs fous, ses mouvements artistiques, la génération hippie, l’explosion de la culture rock, le féminisme, les avancées sociales, la guerre froide… le XXème siècle et toute son ambivalence qui va se répercuter sur la jeunesse chaux-de-fonnière des années 80… en réveillant la culture underground, le rock, le punk et l’anarchie…
Cet héritage culturel et politique que la jeunesse doit porter, la froideurs implacable des années 80, l’ultralibéralisme, Reagan, Tatcher se mélangeant à cette envie de tout faire péter, de briser les codes et d’inventer des espaces nouveaux… C’est alors que cette décennie absurde se déroule qu’une bande d’allumé va former une petite communauté à la Chaux-de-Fonds ; L’Association K. Ensemble ils vont organiser des concerts sauvages, des happenings, des spectacles de théâtre de rue… ensemble ils fonderont un magasin de disque indépendant, un festival de films gore… ensemble, tenace, enragés, ils feront chiés les flics, ils occuperont chaque usine abandonné, chaque immeuble laissé en ruine… les autorités finiront par céder, par comprendre ce besoin de musique, de partage, cette nécessité brûlante de découvrir autre chose et ils mettront à disposition de l’Association K les anciens moulins à la sortie de la ville… Grâce à leur acharnements et à leur besoin de musique sont nés les mythiques Bikini Test, La Plage des Six-Pompes, 2300 Plan 9, Zorrock… De nombreux groupes de musiques, artistes, musiciens et acteurs font partie de cette génération dont les Plonk et RePlonk, les Jivaros Quartet, Tenko, Psychosocial Club, Guitar Fucker, les Ramblin Bombers, Samuel Blaser, Luc Torregrossa, Rolf Blaser, Manu Moser, Robert Sandoz etc… C’est également pendant cette période que des programmateurs passionnés, brillants et novateurs tel que Vincent Steudler, Alain Meyer, Alain Straubaar et Miguel Morales font faire venir jouer la plupart des groupes mythiques du punk, de l’expérimental, du rock transgressif au Bikini Test mais aussi des artistes qui s’apprêtaient à devenir mondialement connu tel que Ben Harper ou Noir Désir…
Dès lors la génération suivante a été baignée dans la musique, orientée judicieusement dans ses découvertes, nourries aux sons les plus exigeants, violents, revendicateurs ou expérimentaux… d’emblée cette jeunesse pouvait sortir dans des bars alternatifs, aller voir des concerts, des spectacles de rues, des films gore.. d’emblée cette jeunesse avait envie de sortir des sentiers battus, d’écouter des nouveaux disques et surtout de faire de la musique… par chance il s’est avéré très faciles de trouver des locaux, d’emprunter ou d’acheter du matos, de brancher les amplis et d’essayer des bidules… certains faisaient du métal, d’autre du grunge, d’autre du hip hop ou de la techno… normal, c’était les années 90 et on était la génération Nirvana, la génération Metallica, la génération Cypress Hill ou Prodigy… cependant celles et ceux qui nous ont précédés, qui nous ont fait découvrir ses sons avait générés en nous ce besoin de partager, de jouer, d’inventer des sons… des pulsions… et bien vite, on allait s’éloigner des trucs mainstream…
On est à la fin du XXème, au début du XXIème siècle, personne ne sait trop bien ce qu’il va advenir de ce monde, mais à La Chaux-de-Fonds cette jeunesse alternative se porte à merveille et transpire d’une allégresse et d’une énergie furieuse… Très rapidement, les groupes se forment, jouent, font des concerts… l’envie d’expérimenter se fait de plus en plus forte, de trouver des espaces inconnus, des paysages nouveaux, des textures particulières… Cette génération voit éclore des gens tel que le mythique Babs (Bastien Bétrix) à qui l’on doit ce lien avec la sauvagerie brute des années 80… grâce à son label Burning Sound Record, au nombreux concerts qu’il organise et à ses nombreux projets musicaux, il a certainement été le déclencheur de la furie actuelle en distillant cette culture rock n roll, punk, gypsy rock, en générant un état d’esprit, en créant des ponts entre les générations… Et depuis c’est l’explosion de talents, d’énergies, de partages, d’espaces nouveaux, d’happenings dont voici une liste non exhaustive : Babs, Louis Jucker, Wellington Irish Black Warrior, Luc Hess, Jona Nido, Artung, Tenko Texas Seduction, Camille Mermet, Sylvia Pellegrino, Coraline Cuenot, Camille de Pietro, Love Cans, Dany Petermann, Steven Doutaz, A kaleidoscope of nothingness, Kehlvin, Le LAC, Rémy Rufer, Léon Jodry, Yannick Leeber, Cochon Double, KOQA, Bastien Schmidt, Hummus Record, The Fawn, Coilguns, Closet Disco Queen, Turbofantom, etc…
Si l’on ajoute à ce terreaux bien plus fertile que les terres sur lesquelles cette ville a été bâtie la folie ambiante de notre époque, sa complexité, sa tristesse et une bonne dose de colère à évacuer, il s’avère moins étonnant de voir l’énergie qui habite les gens ici, leur passions pour la musique, l’art, la politique… D’une cave enfumée à un club alternatif, d’une salle de concert officielles à un bar, ici la musique est partout, tout le temps… les groupes sont trop nombreux pour être tous cités, les talents aussi… tout le monde fait de la musique avec tout le monde, tout le monde parle, vit, mange et défèque musique… À l’image de leurs ancêtres qui découpaient le temps, qui le re-configurait en de complexes machines, qui le miniaturisait, qui l’éclatait, une partie de la jeunesse actuelle ici ressemble à des horlogers du son…
où quand le son d’une ville devient la musique du temps…
Dejan Gacond, La Chaux-de-Fonds, 12/16 janvier 2017